Société fracturée : dans le monde du travail, la formation retisse les liens

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Depuis la fin des années 2000, le numérique occupe une place toujours plus importante au sein de la formation professionnelle. Comme élément de ludification dans le cadre d’une session présentielle ou dans un simple parcours d’apprentissage en ligne, le digital a su séduire les formateurs à de nombreux niveaux.

En mars 2020, l’épidémie de Covid-19 et les mesures prises par l’ensemble des gouvernements à travers le monde contraignent les employeurs à passer en quelques jours au 100% distanciel et numérique. Une transition brutale, loin d’avoir été réussie par tous. Les responsables RH sont en première ligne pour relever le défi. Mais comment lutter contre les idées reçues liées à la formation en ligne et s’adapter à un bouleversement sociétal de grande ampleur ? Comment tirer parti des opportunités du numérique pour recréer un véritable lien social ? Quels sont les formats qui marchent ? Pour éclairer nos conseils, nous avons demandé son avis à l’universitaire Dimitrios Vlachopoulos, Program Manager à l’Université des Sciences Appliquées d’Amsterdam. Notre dossier.

L’arrivée fracassante du tout-numérique dans les organisations

Passer du jour au lendemain de la vie de bureau au 100% télétravail avait de quoi faire pâlir bon nombre d’employeurs. C’est pourtant un changement de société profond qui s’est amorcé au printemps 2020 pour répondre à une pandémie inédite dans l’histoire de notre société globalisée.

Certaines organisations, comme le leader français des produits reconditionnés BackMarket, avaient déjà inscrit le travail à la distance et les outils digitaux au cœur de leur culture d’entreprise. Pour eux, on imagine ce passage forcé au 100% online comme une simple formalité. Pour d’autres entités, au contraire, certains collaborateurs ne sont pas correctement équipés et souffrent d’un manque d’expérience numérique conséquent, du point de vue managérial mais aussi de celui du travail en équipe. Du côté de la formation, la sentence est sans appel : toutes les initiatives présentielles considérées comme non essentielles seront numérisées.

Pour les responsables des Ressources Humaines, ce changement brusque promet de s’inscrire dans la durée : 90% d’entre eux considèrent que la crise a induit des changements durables dans leur stratégie et 71 % prévoient de privilégier le blended learning et le 100% à distance comme nouvelles modalités de formation. Or, la transition accélérée de 2020 n’a pas eu que des conséquences positives. L’erreur commise par beaucoup d’employeurs a été d’opérer un simple « transfert » du présentiel vers le distanciel. Cette approche a beaucoup affaibli l’efficacité des formations et limité les bénéfices des formats d’apprentissage en ligne, pourtant déjà reconnus pour leur flexibilité et leur potentiel économique de réduction des coûts.

Moral en berne et Zoom fatigue

Cette approche de remplacement est limitée car dans la formation - comme dans le management ou le travail en équipe - le numérique et le présentiel ont des modalités extrêmement différentes, qui les rendent complémentaires. Ainsi, le numérique rend (entre autres) plus flexible et aisé l’accès à la connaissance, mais il complique parfois l’aspect interactif et la collaboration entre les apprenants. De quoi conduire à certains blocages chez les collaborateurs, manifestés sous des formes diverses :

  • Solitude et découragement. Selon une étude menée par le gouvernement français, « 4 salariés sur 10 qui ont télétravaillé [...] se sentent isolés, 3 sur 10 déclarent mal vivre le télétravail au quotidien ».

  • Le syndrome de la Zoom fatigue. Un sentiment de « fatigue, d’inquiétude ou d’épuisement associé à la surutilisation des outils de communication virtuels ».

  • Un état de mal être chronique, qui peut pousser les collaborateurs les plus isolés au burn out.

L’Université de Stanford a identifié quatre causes qui contribuent à ce nouveau mal-être des temps modernes :

  • En ligne, le contact visuel est maintenu plus longtemps qu’en présentiel et intensifié par la taille des écrans ;

  • En visioconférence, les collaborateurs sont exposés en permanence à leur propre image, ce qui peut être épuisant à terme ;

  • La mobilité des individus est réduite et cause de la fatigue et génère un manque d’énergie ;

  • Privés des indicateurs tacites de la communication non verbale, les individus utilisent plus d’énergie (et se chargent mentalement) pour interpréter les interactions avec leurs pairs.

Le défi majeur des responsables RH : briser les stéréotypes

S’ils doivent désormais repenser les modalités de la formation pour accompagner leurs collaborateurs dans un contexte incertain, les responsables RH ont devant eux un premier écueil à éviter : celui de tomber dans les idées reçues des peurs associées au numérique fortement ancrées dans l’inconscient collectif. Deux grands stéréotypes reviennent régulièrement :

« La formation en ligne se limite à la problématique de l’automatisation »

La principale fausse croyance liée au numérique et à son avènement relève du rapport entre l’homme et la machine.

Aujourd’hui, il est en effet globalement admis que de nombreux emplois occupés par des humains sont amenés à devenir obsolètes, remplacés par l’efficacité et la puissance de calcul de machines alimentées par l’intelligence artificielle et l’automatisation. Et la conséquence directe de ce constat, c’est que le numérique effraie. Dans les médias, on l’associe désormais à une forme de déshumanisation, de rationalisation des activités humaines. Et la formation n’échappe pas à ce stéréotype. Lorsque le mot « numérique » est employé, on l’associe instinctivement à l’automatisation, à un contenu « froid » et peu engageant.

Pourtant, cette perception du numérique est erronée : elle omet tous les avantages que peut apporter ce format ! À commencer par l’automatisation de tâches ou d’actions à faible valeur ajoutée : pour la formation par exemple, l’émargement des participants à une séance de formation, ou le suivi des dossiers de chacun. Le numérique ne doit pas être vu comme une contrainte par les responsables des RH ; au contraire, utilisé à bon escient, il permet aux individus de se libérer du temps pour se concentrer sur leurs activités créatives, elles, à forte valeur ajoutée.

« La formation numérique est uniquement asynchrone »

Deuxième grande idée reçue liée au numérique : son format. Selon ses détracteurs, la communication numérique est principalement asynchrone, et priverait donc les individus de leurs échanges directs. Il est vrai que les outils de communication numérique utilisés par les entreprises favorisent la communication et la collaboration asynchrone - et la formation digitale n’est pas en reste, reposant en grande partie sur l’usage de modules de formation vidéo ou écrits. Mais ce mode de fonctionnement, bien que largement décrié, est pourtant une opportunité de gagner en productivité et en efficacité dans l’apprentissage !

En effet, des études ont démontré qu’il faut aux individus en moyenne 23 minutes pour se replonger dans une tâche après avoir été interrompus. Ainsi, chaque communication directe - en particulier à distance ! - prend le risque de déconcentrer le collaborateur et d’amoindrir l’efficacité de son apprentissage. En outre, par le biais d’outils pensés pour l’interactivité, la formation en ligne se décline sous de nombreux formats, riches et variés :

  • Les sessions de formation en live, qui permettent de susciter une dynamique de promotion entre les participants ;

  • Le coaching à distance, qui remet les besoins individuels de chaque apprenant au coeur de la stratégie de formation ;

  • Les webinaires et live streams, qui sont l’occasion de créer un lien de proximité entre les formateurs et les apprenants, par le biais d’outils et pratiques comme la ludification, les sondages, les quizz…

Les avantages de ces formats digitaux sont multiples : ils permettent notamment de dépasser les limites géographiques du présentiel et de faire passer à l’échelle les ambitions de formation, mais aussi de laisser plus de place à la créativité de chaque apprenant. Chacun son rythme !

Mais au-delà des clichés à combattre, s’érige un défi encore plus conséquent : celui d’une demande croissante d’interactions et de liens, pour accompagner la digitalisation du travail (et celle de la formation). Dans une étude menée par la société Deloitte sur les tendances RH 2020, Philippe Burger, Associé Conseil et Responsable Capital Humain l’affirme ainsi :

« Les DRH doivent aujourd’hui répondre à un paradoxe sociétal : tout se digitalise très vite mais nous sommes de plus en plus demandeurs de lien, de contact, d’échanges personnalisés »
— Philippe Burger • Associé Conseil et Responsable Capital Humain

Alors, comment concrètement faire de l’interactivité et du lien les piliers angulaires de la formation ?

Nouveaux formats d’apprentissage en ligne : ce qui marche vraiment

Pour commencer, les responsables RH peuvent s’inspirer des formats mis en place par les entreprises innovantes. Dans la course à la digitalisation, tous les acteurs ne sont pas égaux ! Certains ont déjà compris comment mettre à profit les modalités du numérique, pour repenser leurs pratiques pédagogiques.

C’est le cas de l’association MakeSense qui, à travers son programme d’action citoyenne Ré_action, concilie moments d’apprentissage asynchrone et rendez-vous ponctuels. Chaque participant reçoit au début du programme un ensemble de ressources et est invité à partager des moments d’échange par visioconférence et via Whatsapp. Cette approche permet ainsi à chacun de prendre connaissance de la documentation à son rythme, et d’engager chaque participant pendant les moments de débriefing collectif.

Autre pratique efficace pour dynamiser la formation en ligne : recréer une ambiance de « promo » chez les participants. « La constitution de cohortes digitales, souligne l’université de Wharton, offre plusieurs grands avantages pour les apprenants : des interactions sociales facilitées et une collaboration plus fluide, la possibilité de travailler avec un binôme et d’interagir plus aisément avec ses pairs, et enfin l’accès à un réseau d’alumni ». À ces fins, la plateforme Discord est de plus en plus utilisée par les entreprises. Pour rendre les échanges plus interactifs, c’est la plateforme Livestorm qui remporte l’adhésion des amateurs de webinaires.

Les 3 piliers d’une formation dynamique, par Dimitrios Vlachopoulos

Dimitrios Vlachopoulos est Program Manager, spécialisé sur le sujet des technologies éducationnelles au service du changement social, à l'Université des Sciences Appliquées d'Amsterdam. Son travail porte sur deux grands axes :

  • Donner accès à l'éducation au plus grand nombre de personnes possible, en mettant l'accent sur les personnes vulnérables ;

  • Améliorer les compétences des individus, et les préparer aux emplois d'aujourd'hui et de demain.

Dans ce cadre, il s’est retrouvé aux premières loges des défis posés par la digitalisation accélérée de la formation ces dernières années. Et pour lui, le premier écueil est celui de l’isolement des individus. « Je pense que la pandémie a déclenché de forts sentiments d'isolement et de solitude en interrompant la majorité de nos interactions sociales avec nos collègues, famille et amis » explique-t-il tout en nous rappelant que le numérique avait déjà une place dans nos vies :

« Même avant 2020, la plupart d’entre nous interagissaient déjà en ligne. Cependant, le défi actuel est de ne plus avoir la possibilité d’interagir dans un espace physique. Le digital a fini par devenir une contrainte pesante pour beaucoup d’entre nous. »
— Dimitrios Vlachopoulos • Program Manager spécialisé sur le sujet des technologies éducationnelles au service du changement social, à l'Université des Sciences Appliquées d'Amsterdam

Il évoque 3 piliers essentiels à mettre en place pour se libérer de cette contrainte :

  • L’interaction entre le formateur et l'apprenant. Après avoir formé en 2020 plus de 3 000 personnes à la facilitation en ligne, Dimitrios s’est forgé de solides convictions sur le sujet. Pour lui, il est crucial de trouver un nouveau mode de communication entre formateurs et apprenants. « En tant que facilitateurs, nous tirons notre énergie de la communication non-verbale et des réactions de l’audience. En ligne, tout est différent, et parfois, le public est muet. Pour éviter cela, l'enseignant doit éviter de dominer l'expérience. Il faut encourager les échanges entre pairs, créer un environnement sûr où chacun est libre d'exprimer ses préoccupations et ses défis. »

  • L’interaction entre apprenants (peer to peer). “Il est tout aussi important que chaque apprenant puisse communiquer avec ses pairs, car dans l'éducation et la formation numériques, les apprenants sont les protagonistes du processus.” Ainsi, Dimitrios recommande aux formateurs d’identifier de manière proactive les canaux qui permettront aux apprenants d’échanger, tout en prenant en compte les différentes préférences d'apprentissage de chacun.

  • Les interactions entre l'apprenant et les ressources. Pour Dimitrios, les sites en ligne doivent eux aussi être repensés. Il recommande de guider les apprenants en leur donnant des conseils (combien de temps prendre pour étudier chaque semaine, pré-requis nécessaires, activités d'auto-évaluation etc.) afin d’accompagner l’apprentissage en ligne.

Remettre l’individu au coeur du processus d’apprentissage, un pari gagnant pour le bien-être de tous

C’est tout un écosystème qu’il convient de mettre en place pour permettre une expérience agréable et efficace. Chez OpenClassrooms, cette stratégie prend la forme de quatre grandes briques :

  1. Un formateur, qui construit le contenu du cours en ligne ;

  2. Une équipe pédagogique, qui revoit l’ensemble des modalités de la formation ;

  3. Un mentor, avec qui l’apprenant interagit chaque semaine ;

  4. La mise en relation avec les autres étudiants, pour apprendre de manière informelle avec ses pairs.

« Il est nécessaire, dans la formation digitale, de rendre les gens acteurs : il faut aujourd’hui repenser complètement les manières d’interagir. L’apprentissage par la pratique doit être remis au centre et il faut dire adieu à la formation descendante.  »
— Clarence Thiery • Directrice du cabinet Sydo

Et ces nouveaux modes de formation, loin d’être porteurs des menaces qu’on leur attribue facilement, sont en réalité plein de promesses. Les bouleversements qu’amènent le digital sont certes difficiles à intégrer pour certains, mais ils ouvrent aussi la voie à des méthodes pédagogiques nouvelles, et à des perspectives radieuses pour les organisations qui sauront s’en emparer rapidement.

Comme l’explique Stéphanie Fraise, VP Global Talent Management chez BlaBlaCar, « la formation favorise la transversalité et le sentiment d’appartenance à l’entreprise ». Utilisée à bon escient, la formation digitale promet de devenir un fabuleux moteur dans le maintien du lien entre les collaborateurs. Un défi essentiel à relever, pour faire de la formation un vecteur du changement, dans l’entreprise comme dans la société.

Astrid Bertout

Passionnée par l'éducation, Astrid écrit sur de nombreux sujets pour guider les entreprises à faire face aux enjeux de la transformation digitale. Du recrutement à la formation, son objectif est de vous aider à développer les compétences de vos talents.

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